Cet après-midi, j’ai eu l’impression de « bugger ». Alors que depuis trois jours, j’avais le sentiment rassurant d’avoir « assuré » (en « réussissant » à ne pas regarder les images ou lire les commentaires, ne pas m’identifier aux victimes, protéger mes enfants, continuer à travailler sur moi-même avec ces articles de mindsight ), cet après-midi, j’ai « buggé ».
J’ai enfin lu – afin de le partager – l’article essentiel de Muriel Salmona, psychiatre spécialisée en psychotraumatologie et victimologie, sur le stress post-traumatique et les aides à apporter aux victimes directes et indirectes des attentats, et je me suis interrogée sur moi-même.
Étais-je en déni ? Étais-je en fuite ? Est-ce qu’à force de vouloir « me protéger », j’étais en réalité en train de refouler de manière inconsciente des émotions violentes, qui par ailleurs se manifestaient en moi par un terrible mal de ventre, et cette sensation de malaise diffus – je tournais en rond, me sentais mal, n’arrivais pas à me mettre au travail ?
J’ai alors pris la décision de faire deux choses : dans un premier temps, une méditation, dans l’espoir qu’au moins, respirer profondément soulagerait mon mal de ventre. J’ai choisi une méditation de gratitude de mon amie Elisabeth sur sa page Mieuxêtre-au travail ; et puis de faire ce que je fais quand vraiment ça ne va pas, mais que j’en suis encore consciente : écrire dans mon journal, que je tiens, bon an mal an, depuis mes douze ans.
Et j’ai écrit. Mes premiers mots ont été :
« Bon. J’ai l’impression de « bugger ». Je suis en mode « bug ». Dans ces cas-là, comment on en sort ? Accepter. »
Suit tout un dialogue entre moi et moi – un questionnement, une réflexion.
En réalité, je me sentais « partagée » entre deux options : d’une part, accepter l’émotion en moi (ne pas la refouler ou la rejeter, au risque de la voir revenir en force, mais par un chemin détourné), car, je le sais maintenant, une émotion a besoin d’être entendue, reconnue, accueillie ; d’autre part, ne pas non plus me « laisser aller » aux émotions négatives (ou supposées telles : il serait plus précis d’écrire « désagréables »), car – ça aussi, je le sais maintenant – une pensée négative entraîne une pensée négative (de même qu’une pensée positive entraîne une pensée positive) : dans un cas comme dans l’autre, ce sont des spirales qui nous aspirent, vers le haut ou le bas.
Depuis vendredi soir, je résistais : tenir bon, protéger avant tout les enfants, et pour protéger les enfants, être « bien » moi-même, écrire des articles positifs qui pourraient aider ceux qui en avaient besoin, recevoir mes ami(e)s. Depuis vendredi soir, tout s’était bien passé. Étonnamment bien passé, même. Les enfants avaient l’air d’aller bien.
Est-ce pour cela que je me suis enfin autorisée à relâcher la pression sur moi-même et à lire quelques posts et articles… qui m’ont rendue malade ? Ou est-ce que c’est parce que déjà je n’allais pas bien que je me suis laissée aller à lire des posts et articles… qui n’ont fait que m’atteindre un peu plus ?
Soudain, tout ce que je pouvais vivre, écrire… m’est apparu comme incroyablement dérisoire. Comment parler de mes « petits problèmes » alors que tant, et si proches, souffrent dans leur chair ?
Bien sûr, je le sais depuis longtemps : quand je lis des articles sur les violences psychologiques et les effets du stress post-traumatique, mes neurones-miroirs entrent en résonance – une pensée négative entraîne une pensée négative – et je sombre rapidement.
Bien sûr, je sais aussi maintenant que je peux me servir des outils de la mindsight pour remonter, et notamment de la « wheel of awareness » (la roue de la conscience – je reviendrai dessus dans un jour prochain) pour choisir de porter mon attention à tel ou tel endroit de la roue.
Mon souci de l’après-midi était cependant : dans quelle mesure n’étais-je pas en train de « fuir », en refusant de regarder les choses en face et d’accueillir le choc, la tristesse et la colère en moi ? Avais-je raison d’avoir voulu me protéger, ou était-ce une stratégie d’évitement qui allait me rattraper en boomerang ?
Et du coup, est-ce que comme pour me sentir moins coupable d’aller « bien », j’avais soudain besoin de « me rendre malade » à mon tour ?
J’en suis même arrivée à me demander si ce que je vivais là – ce sentiment de malaise de trouver mes préoccupations dérisoires à côté de celles des autres, bien plus graves – ne pouvait pas être à moindre échelle un des symptômes de la « culpabilité du survivant » : ne plus oser vivre, rire, être joyeux et célébrer la vie en nous, parce que d’autres sont morts – et que ça aurait pu être nous ?
On fait partie d’un tout, on est lié(e)s les un(e)s aux autres. On a toutes et tous vendredi, été blessé(e)s dans notre humanité. Ce n’est pas la France en tant que telle qui a été visée (je n’en peux plus de ces drapeaux tricolores sur Facebook, que je vis comme autant de replis identitaires, voire nationalistes), mais la liberté, la joie de vivre, la démocratie.
Dans l’attentat contre Charlie Hebdo, c’était la presse, la liberté d’expression, la créativité qui avaient été visées. On pouvait répondre par des actes de révolte, par de la politique. Là, c’est tout le monde, et de manière aveugle et gratuite : des victimes « choisies » au hasard, parce qu’elles étaient là ce soir-là. Et ça aurait pu être nous.
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Ma fille de 6 ans, à table hier soir :
« Maman, tu vas aller au café et tu vas mourir !
– Mais non…
– Si ! Parce que tu cours pas assez vite ! »
Tout cela n’a en effet aucun sens.
Être visé(e) juste parce qu’on prend un verre en terrasse, c’est absurde.
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Je me suis alors demandé si ce n’était pas cette terreur, cette absurdité que je fuyais depuis quelques jours : surtout ne pas m’identifier, ne pas imaginer les blessures, les traumatismes des autres. Me réjouir d’être en vie, qu’aucun de mes très proches n’ait été touché. Parce que je suis une éponge émotionnelle. Me protéger. Certes.
Mais est-ce qu’en me « protégeant », je n’étais pas en train de refouler et, dans une moindre mesure, et à ma petite échelle, de me dissocier ?
Je me souviens, un soir juste après Charlie, j’avais voulu continuer à vivre ma vie « normalement »… J’étais allée au cinéma. Et puis dans la salle, soudain, d’un coup, j’avais été comme « rattrapée », secouée de sanglots incontrôlables et d’une violence inouïe. Je ne pouvais plus m’arrêter… alors que le film était plutôt une comédie : clairement, ma réaction dans la salle n’avait rien à voir avec le film.
Cet après-midi, j’ai pris conscience, en versant quelques larmes décalées devant mon ordinateur, que depuis vendredi soir, je n’avais quasiment pas pleuré : est-ce que mon mal au ventre était un symptôme de mes émotions refoulées ?
Comment trouver le juste équilibre entre accueillir mes émotions et ne pas me laisser entraîner pour autant dans le gouffre sans fond de leur spirale négative ?
Sans doute, une solution : ce que j’étais – ce que je suis – en train de faire : parler, raconter, s’observer, partager – de la mindsight en action.
Et voir des ami(e)s, faire des câlins, partager là encore, se ressourcer à l’humanité des gens qu’on aime et qui nous aiment. Ne pas rester seul(e) et plonger petit à petit en broyant du noir.
Alors merci à mes ami(e)s, qui aujourd’hui sur Facebook ont reconnu leur tristesse et ont écrit : « Je ne sais pas vous, mais moi je n’y arrive pas. » Ils m’ont permis de m’autoriser à moi-même de reconnaître que c’est dur. Merci à Muriel Salmona qui fait un travail de salubrité publique. Merci à tous les témoignages d’amour et de solidarité.
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Cet article correspond finalement à peu de choses près à mes pages de doute et d’auto-analyse de l’après-midi à peine remaniées…
Un des outils essentiels de la mindsight que met en avant Daniel Siegel est précisément ce « journal writing« , que Julia Cameron, dans Libérez votre créativité (ou The Artist’s Way), parce qu’elle nous encourage à les écrire le matin, appelle les « morning pages » : c’est ce qui permet de mettre de l’ordre dans ses pensées, de prendre du recul sur soi-même, de mettre des mots sur ses émotions (« name them to tame them« , formule Daniel Siegel : « les nommer pour les apprivoiser »), et donc « intégrer » les deux parties de notre cerveau, le cerveau droit émotionnel (celui qui a subi le choc de plein fouet) et le cerveau gauche langagier.
Les résilients sont ceux qui peuvent donner du sens à leur récit de vie. Ce qui compte est la manière dont on raconte et dont on donne du sens à sa vie, quelles que soient les épreuves que l’on a traversées.
Si l’on reste dans notre cerveau droit émotionnel, on peut être submergé par des émotions ; si l’on n’est que dans notre cerveau gauche et qu’on rationalise tout, notre récit factuel ne s’intègre pas dans notre autobiographie. On a besoin des deux parties de notre cerveau, le langagier et l’émotionnel, pour donner du sens à notre récit de vie.
Parler, écrire, raconter, partager… permet de mettre des mots sur des émotions, et peu à peu, de ne plus se laisser dominer par elles.
Je ne peux que vous encourager à lire le magnifique – et très dur – article de Muriel Salmona daté du 15 novembre : comment aider les victimes, directes ou indirectes, des attentats, à reprendre possession de leur vie, petit à petit, avec patience, bienveillance, amour et compassion.
À demain,
avec amour et bienveillance,
Isabelle