ÉTHIQUE RELATIONNELLE #12. À propos d’amour

Aujourd’hui plus que jamais, je m’interroge : qu’est-ce que l’amour ?

Comment sait-on qu’on est « amoureuxe » ? Comment cela se manifeste-t-il en nous ? Peut-on rester amoureuxe au-delà des « trois ans » mis en avant par Helen Fisher, anthropologue (Histoire naturelle de l’amour, Pourquoi nous aimons?) et rendus célèbres en France par Lucy Vincent (Comment devient-on amoureux ?) ?

L’idée à la base serait que la nature a « créé » l’amour pour pousser l’homme et la femme à procréer et rester ensemble tant que leur rejeton ne pourrait pas tenir seul sur ses deux pieds.

Sauf que… il s’agit clairement d’une vision hétéro-centrée de l’amour, et qui met d’emblée la femme en dépendance de l’homme (l’homme chargé d’assurer sa subsistance tandis qu’elle allaite leur enfant) et qui ne semble plus convenir à la réalité pratique de notre société moderne.
Et quand bien même : il ne s’agit là que des premiers mois de l’amour, donc, et en réalité, de ce qu’on désigne bien plus sûrement sous le terme de « passion amoureuse« .

Helen FisherLucy Vincent

Traditionnellement, on dit que l’amour « amoureux » – celui que l’on appelle l’amour « romantique » entre deux personnes – commence par une période que l’on peut rapporter à l’Eros des Grecs, cette période de limerence que dans les milieux poly, on désigne sous le nom de ENR : énergie de nouvelle relation, qui dure, dit-on – ceci étant appuyé par la biologie – entre quelques semaines et maximum 18 à 36 mois.

Passée cette première phase de passion amoureuse, on voit alors l’autre tel·le qu’ielle est et non plus tel·le que notre regard amoureux des premiers temps nous l’a fait voir : l’amour rend aveugle, dit le dicton, et ceci semble corroboré par la biologie. C’est là où, le plus souvent, « ça passe ou ça casse » : la plupart des relations ne dépassent pas ce stade des premières semaines ou mois.

Peynet

Si la relation continue, si l’amour-passion s’est enrichi au quotidien d’amitié, de respect, de partage et d’intimité, on parle alors d’amour Philia : c’est l’amour-intimité, l’amour-amitié, où l’on partage, où l’on se révèle à l’autre peu à peu et à tour de rôle, en réciprocité, comme le fait remarquer Michel Bozon dans Pratique de l’amour

On peut aimer quelqu’un très fort sans se sentir « amoureuxe » de cette personne, de même qu’on peut aimer quelqu’un·e sans avoir envie de lier sa vie à elle.

Car c’est là qu’intervient traditionnellement cette injonction sociétale à « faire couple » qui correspond à ce que l’on appelle l’escalator relationnel. Et qui, pour le coup, n’a plus grand-chose à voir avec la biologie, et tout avec les normes de la société (plus ou moins internalisées) dans laquelle on vit.

escalator_318-84529En effet, si deux personnes se plaisent, se fréquentent depuis un certain temps, la plupart des gens autour d’elles s’attendent à ce que leur relation franchisse l’échelon « supérieur » : qu’elles habitent ensemble, voire passent un contrat « officiel » (PACS ou mariage) et/ou fassent ou adoptent des enfants.
On parle alors d’engagement, selon la « théorie triangulaire de l’amour » développée par Robert Sternberg : les personnes partagent des valeurs communes, voire un projet de vie commun, et lient leur vie l’une à l’autre.

Cette théorie (après tout, ça n’en est qu’une parmi d’autres) applique à l’amour qui réunirait ces trois facettes – amour romantique, intimité et engagement – le terme de « accompli » (« consummate« ) : il s’agit bien ici encore et toujours du modèle dominant du couple monogame dans notre culture, présenté comme « supérieur » – dans le sens de « plus complet » – aux autres formes de relations.

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Or en réalité, aujourd’hui, force est de constater que ce modèle dominant, dans les faits, n’est guère compétitif : si tant est que l’on pose comme critère de réussite (car c’est encore souvent absurdement le cas) la durée ou la pérennité d’un couple, les taux d' »échec » sont retentissants.
Les statistiques des divorces sont impressionnantes, et le seraient bien plus encore si elles tenaient compte de toutes les unions libres, voire des couples qui se reconnaissent comme tels eux-mêmes, mais ne le sont pas par le recensement public, car non-cohabitant.

Or, malgré ces chiffres, malgré la réalité, comment se fait-il que l’on veuille encore y croire ?

Parce que quand on est amoureuxe, on est dopé·e aux hormones et, qu’en général, on est heureuxe. Et donc on a envie de se projeter dans l’avenir, et que ça dure longtemps.
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Et donc on continue à s’interroger (je continue à m’interroger !) : comment faut-il donc s’y prendre pour « faire durer l’amour » ?

D’où cette question première s’il en est : qu’est-ce que l’amour ?

Certain·es (Helen Fisher et Lucy Vincent en tête, donc) disent qu’il s’agit d’un phénomène biologique : les fameuses ocytocine et dopamine, et toutes ces endorphines qui nous font planer…
D’autres disent à l’inverse qu’il s’agit avant tout d’une construction sociale.

En réalité, on a changé de regard sur l’amour depuis quelques dizaines d’années.
La philosophe canadienne Carrie Jenkins vient de consacrer un ouvrage entier à l’amour, en s’interrogeant précisément sur cette question : l’amour est-il un fait biologique ou une construction sociale ?
Sa conclusion, sans grande surprise, est qu’il s’agit à la fois d’un fait biologique ET d’une construction sociale.

What Love Is

Là où son livre est puissant, en revanche, est dans sa déconstruction des schémas induits par notre pensée monogame traditionnelle, notamment des conclusions de Helen Fisher.
Que l’amour soit ocytocine et dopamine, certes : personne ne revient là-dessus ; de même que les IRM des cerveaux des personnes qui se disent amoureuses semblent assez parlants.

Sauf que… pourquoi Helen Fisher conclut-t-elle, par exemple, que l’ocytocine induit l’exclusivité, si ce n’est qu’elle lui fait dire ce qu’elle a envie de lui faire dire ?

Tout le livre de Carrie Jenkins tend à nous montrer que l’amour est aussi une construction sociale basée sur cette origine biologique de l’amour.

On ressent des papillons dans le ventre (si tant est qu’on ne soit pas aromantique), ce qui nous pousse à vouloir passer du temps avec une personne ; l’ocytocine que nous sécrétons alors favorise l’attachement entre nous : c’est un cercle vertueux ; et… là entrent en jeu la construction sociale et l’escalator relationnel, qui favorisent un certain type de relations plutôt qu’un autre.

Par exemple, il n’y a pas si longtemps, la vision « majoritaire » était que l’amour – le « véritable » amour – ne pouvait être qu’hétérosexuel : l’amour homosexuel était vu avec suspicion, on voulait croire qu’il s’agissait avant tout d’une attirance sexuelle (d’où ce terme de « homo-sexuel ? Pour le pathologiser ?)

C’est là où clairement, la légalisation un peu partout dans nos pays occidentaux du mariage entre personnes de même genre fait que désormais, l’amour homosexuel a acquis ses lettres de noblesse : on entend, on « accepte », que deux personnes du même genre peuvent être sincèrement amoureuses l’une de l’autre au point de vouloir lier leur vie l’une à l’autre sur le long terme.
Il ne viendrait plus à l’idée de qui que ce soit de remettre en cause le fait que c’est de l’amour.

baguesC’est en ce sens que l’on peut considérer l’amour aussi comme une construction sociale : en légalisant le mariage homo, la société dans son ensemble reconnaît que ce que ressentent les deux personnes qui se lient ainsi l’une à l’autre est tout aussi valide que ce que ressentent deux personnes hétéro – c’est ce qu’on reconnaît et appelle « l’amour ».

Selon Carrie Jenkins, l’amour est donc bien à la fois un fait biologique ce que je ressens : et je suis la seule personne légitime pour le définir ET une construction sociale : la forme que prennent mes relations est « reconnue » – ou non – par la société dans son ensemble.

Hâte de lire vos commentaires.

Au plaisir,
avec amour et bienveillance,
Isa

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Une réflexion sur « ÉTHIQUE RELATIONNELLE #12. À propos d’amour »

  1. « l’humain est un mammifère communautaire »
    (je me cite, lol!)
    avec ça, juste ça, on déconstruit sans peine une très grande partie des « vérités » idéologiques dominantes

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